La terraformation de Rousseline. Harpagon est une naine rouge qui grignote les millénaires. Cet astre dut voir la formation des premières étoiles géantes qui ensemencèrent la galaxie. Elle a encore des milliards d'années à vivre: l'existence d'une radine qui économise son hydrogène comme son homonyme les écus. Quelle ne fut pas la surprise des humains de lui découvrir deux planètes! La plus éloignée s'appelle Ubu: c'est une Jovienne gelée, possédant deux satellites. La plus proche est la célèbre Rousseline.

Lors de sa découverte, c'était un monde sans vie, une boule de roches légères, constamment secouée de séismes et piquetée d'explosions volcaniques. Des pôles à l'équateur, le sol était tiède, les feux intérieurs de la planète en faisant un véritable radiateur. L'atmosphère était faite d'oxyde de soufre, d'hydrogène sulfuré et d'azote. Les humains disaient que c'était un enfer: une sorte de lieu où l'on va après la mort ( !), et où l'on reçoit rétribution de certains actes répréhensibles. C'est pour cela que l'on transforma la planète en bagne. Les humains des deux sexes qui y furent déportés avaient commis de nombreux crimes tels que rébellion contre l'autorité Pontificale, assistance aux non-humains persécutés, délit de libre-pensée, mécréanisme (c'est à dire ne pas avoir de foi, et donc refuser d'honorer Dieu, un Etre censé avoir créé l'univers et le régenter !). Puis ce fut la guerre civile humaine, et le bagne fut oublié. Les bagnards auraient pu mourir. Au lieu de cela, ils réalisèrent l'un des plus grands tours de force de l'histoire galactique.

Le plus difficile fut la réconciliation entre les prisonniers et les gardiens. Le reste fut question de travail. Les problèmes qui se posaient étaient les suivants :

Le gaz respirable (oxygène + azote) était recyclé, et durerait encore six mois terrestres (MT), les filtres ayant été malicieusement conçus pour n'être pas éternels.
Il restait de la nourriture pour deux AT.

Parmi les prisonniers, un groupe de savants était détenteur d'un formidable secret: les machines de Von Neuman. Un tel artéfact est capable de remplir une fonction quelconque (transport, habitat, etc.) ET de se reproduire lui-même. La première machine fut finie juste à temps. L'air pur, extrait de l'atmosphère par craquage des molécules soufrées, s'engouffra dans le bagne. La machine se reproduisit en quelques semaines. Puis il y eut quatre machines, puis huit, seize...

Après l'air, il fallut de l'eau et de la nourriture. Rousseline détenait si peu de carbone qu'il était hors de question de l'utiliser pour fabriquer à manger. Ils construisirent donc un astronef. Pas un vaisseau supralumineux: ils n'en avaient certes pas les moyens. C'était un petit navire destiné à se rendre sur l'un des satellites d'Ubu, pour en ramener du carbone. Une fois sur place, ils s'aperçurent qu'il y avait des milliards de tonnes d'eau disponibles, sous forme de glace. Les colons notèrent le fait pour l'avenir, l'eau à usage domestique ayant pu être fabriquée à partir de l'atmosphère. Une génération passa, puis deux. Les machines atmosphériques de Von Neuman s'étaient stabilisées au nombre de huit milliards : on ne pouvait pas encore respirer sans scaphandre, mais déchirer sa manche n'était plus synonyme de perdre son bras.

Aucun astronef supralumineux ne venait du ciel. On reposa donc la question de l'eau. L'extraction atmosphérique était la solution pour boire et se laver. C'était un suicide si l'on voulait obtenir assez de liquide pour faire de grandes étendues libres... C'est par ce besoin de lacs que les enfants des bagnards et de leurs gardiens réalisèrent qu'ils avaient renoncé à connaître la Terre de leurs ancêtres. Alors l'astronef redécolla, porteur d'une autre machine de Von Neuman : une fabrique de moteurs-fusées, primitifs mais efficaces. Sur le satellite d'Ubu commença un étrange travail. Un bloc de glace était soigneusement profilé. On lui accrochait un moteur, et il était projeté vers Rousseline. A l'entrée dans l'atmosphère, le bloc résistait jusqu'à 3 000 mètres au-dessus d'une quelconque dépression de terrain puis éclatait. C'était voulu... L'atmosphère s'emplit d'abord de vapeur. C'était prévu... En un siècle, la planète fut constellée de lacs d'eau noire et tiède. C'est à peu près à ce moment que l'atmosphère devint respirable.

C'était alors aux ingénieurs-génétitiens de jouer. Il n'y avait pas de flore . ils la fabriquèrent. Il n'y avait pas de faune : ils la créèrent. Harpagon ne luisait dans leur ciel que comme une étoile un peu plus brillante que les autres, et les yeux des humains ne leur servaient guère. Ils décidèrent alors de ne plus être totalement humains...

Les Bagnards et les Gardiens étaient membres de toutes les espèces humaines de base. Les Rousselinois que la Société Galactique a redécouverts sont des humanoïdes mesurant 1,90m en moyenne. Leur peau est blanche ; pas rosée : blanche comme la neige des montagnes de la Terre. Et leur système pileux est aussi de ce blanc immaculé. Ils ont des visages de statues grecques. Leurs yeux ressemblent aux gueules de leurs volcans : des lacs de feu rouge, luisants avec une telle intensité qu'ils répandent une faible lueur dans les ténèbres. Ces organes extraordinaires perçoivent tout le spectre depuis le bleu jusqu'à l'infrarouge lointain. Ils supportent assez mal la lumière violente, mais on n'a rien sans rien.

Le voyageur humain qui débarque sur Rousseline doit d'abord s'habituer à une nuit perpétuelle. Certes, quand Harpagon est au-dessus de l'horizon, le paysage apparaît en ombres sanglantes. La lueur des étoiles donne aussi quelques reliefs. Mais l'atmosphère est rarement dégagée: les nuages de vapeur d'eau des lacs et de soufre des volcans diffusent 70 % du temps cette pauvre lumière en un voile pourpre ou bleuâtre, qui va d'un bout du ciel à l'autre. L'humain (ou plus simplement celui qui a besoin de lumière pour percevoir le monde) est alors aveugle. Braquer une lampe au milieu des indigènes n'étant guère courtois, il faut se procurer des systèmes infrarouges.

La seconde chose qui frappe le voyageur est la chaleur en provenance du sol. Elle est omniprésente, semble sourdre du plancher et ce même au plus haut des gratte-ciel. De fait, l'éclairage se fait par le sol, toujours au moyen d'infrarouges.

La troisième sensation est liée aux sons. Partout sur la planète, une grande impression de silence va de pair avec les grondements permanents des volcans, et les micro-secousses sismiques (ce"s dernières sont souvent artificielles, afin de désamorcer les séismes importants). Même l'attitude des Rousselinois est empreinte de ce silence : ils parlent peu, de façon feutrée. Ils rient, pleurent et crient rarement. Leurs visages sont des masques silencieux.

On pourrait donc croire que les cités ressemblent à des cimetières peuplés de cadavres ambulants. Certains en sont persuadés, et repartent vite. D'autres essaient de mieux connaître ces gens. Il suffit d'aller nager avec eux dans un de leurs terrifiants lacs d'eau noire. Entre deux attouchements de créatures aquatiques blêmes et glauques en quête de nourriture ou d'affection, on apprend la valeur du " non-dit ", véritable langage des silences et des attitudes. Plus tard, hors de l'eau, un Rousselinois dessine doucement de son ongle un premier idéogramme sur le corps de l'étranger : un. " hiérogriffe ". C'est alors que l'on commence à comprendre. Il devient clair que le silence n'est pas de la résignation mais la manifestation de la puissante, l'irrésistible volonté de vivre qui sauva les bagnards et leurs geôliers de la mort par l'asphyxie. Et si vous, pauvre humain, avez l'insigne bonheur de connaître un amour Rousselinois, vous apprendrez vingt hiérogriffes pour dire " je t'aime ", aucun pour exprimer la haine...

Rousseline est la seule planète connue qui possède le même climat, les mêmes faunes et flores et les mêmes paysages quelle que soit la latitude où l'on se place. Cette aberration est due au fait que toute la vie de la planète ne dépend que de sa géothermie, et que cette vie est totalement artificielle. Les généticiens Rousselinois ont créé un écosystème simple mais complet.

En lumière visible, un humain situé sur une éminence voit (s'il n'y a pas trop de brume) des gueules de volcans à perte de vue, qui trouent la nuit de leur fureur pourpre. En lumière infrarouge la nuit ne tombe jamais. Le paysage évoque une plaque de poêle chauffée au rouge, que l'on regarde dans le noir: dans toutes les nuances de cette couleur apparaissent les détails de l'objet. Les volcans sont comme autant de soleils aveuglants !

La flore est essentiellement composée de plantes à baies : mûriers, groseilliers, fraisiers, etc, toutes copiées sur des ADN terrestres. Le maigre éclairement de la planète interdit évidemment la fonction chlorophylienne. Les feuilles fluorescentes utilisent donc la calamité de Rousseline : les composés de soufre crachés par les volcans. Les molécules sont " craquées " par le végétal. L'oxygène, l'hydrogène et le peu de carbone sont injectés dans l'atmosphère sous forme de gaz, de vapeur d'eau et d'oxydes. Le soufre est transporté à plusieurs kilomètres sous la surface par des racines dont c'est la seule fonction ! Par ailleurs, l'ADN de ces plantes fut modifié de façon à ce qu'elles ne s'étendent point indéfiniment, mais se regroupent en bosquets. La luminescence des feuilles permet une prudente progression au marcheur humain sans appareil infrarouge. Les Rousselinois ont aussi planté une forêt expérimentale : dix mille hectares d'essences variées (peupliers, chênes, pins) aux feuilles lumineuses, insatiables sapins de Noël dévoreurs de soufre. Si ces arbres sont viables, Rousseline en sera couverte dans un proche avenir.

La faune est très classique : mammifères se nourrissant de plantes ou de cadavres en bas de l'échelle, prédateurs à son sommet, le plus redoutable étant une sorte de chauve-souris totalement aveugle, se dirigeant grâce à un sonar, mesurant deux mètres à l'envergure, bardée de dents aiguës, et qui ne dédaigne pas s'attaquer aux espèces intelligentes. Les lacs sont peuplés de poissons blêmes et aveugles, dont les bouches édentées tentent de gober tout ce qui nage (sans grand succès pour ce qui dépasse la taille d'un petit d'homme). La chair de ces créatures est un régal, disent les humains.

Si vous avez quelqu'argent, partez " voir " Rousseline, l'enfer dont quelques mécréants ont fait leur paradis..