UN VOYAGE BANAL…

Copyright 1983 © Pierre ZAPLOTNY

Ça allait ! L'attraction de la déjà lointaine Felice n'était plus suffisante pour perturber les énergies qu'allaient libérer les délicats bobinages des hyperpropulseurs. Tout le monde était à son poste. Le capitaine Caddyn et sa femme, sur la passerelle, attendaient le feu vert de Yéhoagim, qui couvait ses machines comme un uluhoy de Giiscra ses tétards. Gairsen, pas trop inquiet quand même, vérifiait l'incroyable bricolage qu'il avait réalisé pour rétablir le circuit électrique de la cale, tombé en panne deux jours plus tôt. Joel Bouchain devait fulminer d'avoir été commis steward d'office, mais sur Felice, ces dames portaient la culotte et les deux riches négociantes avec qui Diana prenait le thé n'auraient pas accepté d'être servies par une femme.

- " C'est bon ! " dit le chevalier sans fortune qui gagnait sa vie comme ingénieur.

La main de Caddyn s'approcha d'une manette et l'abaissa. Un léger frémissement parcourut les structures de l'" Armande ".

- " Navire détecté ! Sortant de l'hyperespace. Distance 5 x 10 puissance 7 mètres. Cap et vitesse non encore déterminés ".

Quel était ce vaisseau ?Ils ne le sauraient jamais ! l'Hydrogène liquide se ruait dans la génératrice afin d'étancher la soif insatiable des propulseurs de saut. 0n ne pouvait plus rien arrêter.

Les étoiles se tordirent. Constellations prises de folie. Soleils rendus arc-en-ciels lumineux dont le bleu se ruait vers le navire, tandis que le rouge le fuyait. Felice disparut, happée par le vide, gommée par la vitesse que le petit cargo indépendant semblait plus subir que maîtriser et qui allait lui faire atteindre Illinyane en une semaine, à 5,6 années-lumière de là.

Une longue main couleur ambre, dont chaque ride dénotait la noblesse, désigna le délicat service en fleurs minérales d'Ophyon.

- " Garçon ! Resservez-nous du thé, mon ami ! " .

Diana eut du mal à ne pas rire de l'air accablé affiché par le steward improvisé.

Point n'est besoin de supernovae impromptues, de trou noir ravageur, de croiseur Zhodani importun ou d'autre événement aussi violent pour passer une soirée aventureuse. L'univers de Traveller est fascinant, même dans son quotidien. La vie à bord d'un cargo marchand peut faire passer de longues soirées et poser des problèmes aux joueurs sans qu'un seul coup de feu ne soit tiré. Prenons l'exemple d'un voyage banal.

" Le cargo a quitté Felice pour Illinyane... ".

Ces simples mots, cette petite phrase, impliquent une foule de choses.

Le navire est un cargo de deux cents tonnes. L'équipage, théoriquement de trois, est ici porté à cinq. Le capitaine qui paie de lourdes mensualités a intérêt à rentabiliser au maximum chaque voyage. Ce qui nous ramène à Felice.

FELICE E-865558 5 PAS DE BASE

PAS DE GEANT GAZEUX

- " Ça va, on pourra respirer normalement ! "

Cette planète aurait été un rêve pour les moutons terrestres. A moitié herbeuses, à moitié marécageuses, ses douces collines sont le seul paysage qu'il est possible d'y trouver et ce, quel que soit le méridien où l'on se place. De gros animaux placides aux longs poils soyeux, les Amrans, s'y promènent paresseusement dans une vie qui n'est que nourriture, défécation et reproduction. Le système écologique fonctionne bien. Si bien que toute tentative d'implantation de vie extérieure s'est soldée par un échec. Sauf pour l'homme, bien entendu. Car une petite colonie de tisserands vit ici. Les poils des Amrans, que l'on transforme par des procédés multimillénaires, donnent de merveilleux tissus qui, dit-on, plaisent aux élégants de l'Impérium, là-bas, par delà les étoiles...

A l'écart des routes spatiales, Felice ne dispose que d'un petit spatioport de classe E. Une piste en béton permet les atterrissages en vol plané, procédé économisant le carburant. On ne peut y effectuer pratiquement aucune réparation, à moins de pouvoir bénéficier de l'aide d'un gros navire en escale. Pour le ravitaillement en carburant, il n'y a qu'un grand marécage à trente kilomètres. L'ensemble est complété, si on peut dire, par une balise automatique et un bureau de douanes qui n'ouvre que lorsqu'arrive un navire.

Lorque Caddyn et son équipe se sont posés, ils savaient tout cela, et bien d'autres choses. Mais comme toujours, la réalité d'un monde est ailleurs que dans les mémoires bibliographiques d'un ordinateur, si renseignées soient-elles.

Ce qui intéressera des marchands dignes de ce nom, c'est le marché situé à l'extérieur de l'enceinte électrifiée de l'astroport (Electrifiée ?!!)... Qui dit marché dit ville, donc courtiers, bars, rumeurs, contacts !

L'équipe ira donc boire un verre.

- " Tu viens, Diana ? "

- " Non, il faut que je termine ce fichu mémoire sur l'art pré-spatial des amibes pensantes d'Elenore VI ".

- " Bon appétit ! "

Les douanes. L'arbitre qui, jusqu'à présent se contentait du rôle de conteur, commence à faire chauffer ses dés. La question rituelle sera : " Qu'avez-vous sur vous ? ".

Elle est moins anodine qu'il n'y paraît. Faisons abstraction des paranoïaques qui veulent absolument emmener trois dagues, le localisateur à inertie, la ceinture antigravité et, pourquoi pas, l'armure de combat et le fusil laser. Sur un monde très isolé, comme l'est Felice, des objets anodins peuvent choquer. Sur un monde sec qui vit d'une récolte de fourrage par an, un simple briquet peut soulever l'opprobe. Une cargaison particulière, même en transit, peut heurter des tabous religieux, culturels, sociaux. Bien sûr, dans la plupart des cas, les données bibliographiques du vaisseau auront averti l'équipage. Mais peut-être ne sont-elles pas parfaitement à jour ?

La ville s'appelle Fellicat. Le maître du jeu la décrira en essayant de rendre la sensation de nouveauté que ressentent les voyageurs. Comme il n'y a sur Felice que de l'herbe, des " brouteurs " et de l'eau, Fellicat sera construite avec des matériaux d'importation : préfabriqués standards pour la, disons, banlieue et pierres de taille, bois, cristal achetés hors planète à des prix fabuleux pour le centre ville.

Les deux dés roulent derrière le paravent...

1 Et 2 : Des paysans. Description d'un véhicule pétaradant qui se gare. Une femme à la peau ambrée en descend. Sa longue chevelure comporte deux tresses retenues par un ruban rouge. Elle porte un superbe poncho orné de motifs chatoyants. Elle est suivie par un homme dont les yeux restent baissés.

Les deux dés repartent...

05 : Hostile, Bousculade. Curieusement, bien que ce soit Yeohagim qui ait heurté la dame, celle-ci s'en prend avec virulence à la seule femme du groupe : Armande du Plessis-Bellière, l'épouse du capitaine.

- " Alors, c'est pas parce qu'on peut se payer quatre mecs qu'il faut se croire tout permis ! "

Premier indice. Des joueurs dignes de ce nom auront compris à cette phrase que le matriarcat règne sur Felice. Ce n'était pas dans la bibliographie. Ceci a des conséquences appréciables pour la dynamique de l'équipe. Les femmes négocieront. Les hommes joueront la soumission. Tout sera fait pour que rien ne choque les indigènes.

Le maître du jeu fera en sorte que tout se termine sans trop d'incidents. II ne s'agissait là que d'une automobiliste irascible et quelques excuses arrangeront tout. A moins, bien entendu, qu'il n'y en ait un qui trouve malin de sortir sa dague...

A la recherche d'un troquet...

La première impression s'estompe. La ville reprend une dimension, une réalité. Par exemple, ce caniveau au centre de la chaussée goudronnée, malcommode au possible, gênant la circulation des véhicules de technologie 5 (combustion interne), indique que les premiers colons furent " transplantés " d'un monde médiéval. Illégal au possible, mais la plus proche base scoute est à 25 années-lumière, alors...

La périphérie est en fait une petite zone d'industries artisanales et l'on peut entendre, de proche en proche, le bruit d'un métier à tisser. Manuel, s'il vous plaît ! Les passants ont une curieuse attitude. Les femmes sont en plus grand nombre. Lorsqu'un homme les accompagne, il marche deux pas en arrière, tête baissée. Tous sont vêtus de riches étoffes chatoyantes qui ont l'air de fort bien les protéger des pluies incessantes. Les femmes portent deux types de coiffures. De longs cheveux parsemés de petites tresses fixées au moyen de rubans verts, rouges, noirs, jaunes ou bleus, ou bien de somptueux chignons retenus par des peignes richement décorés. Les hommes ont les cheveux ornés de fleurs, de perles et de rubans. La couleur de ces cheveux varie de l'or fin au cuivre pâle. Superbe !

Le maître du jeu insistera sur le fait que les hommes n'ont pas l'air efféminés et que les femmes sont féminines. Le but de cette description, de cette promenade, est de faire ressentir à quel point cette civilisation est différente.

" Bar du fin tisserand ".

Des tables sont installées en terrasse. Insensibles à la pluie qui tombe, des femmes, jeunes pour la plupart, discutent bruyamment. Des chopes à couvercle, posées devant elles tables, fument bizarrement. Bien que peignées avec soin, aucune des consommatrices n'a de coiffure particulièrement élaborée, ce qui tranche avec toutes les rencontres faites jusqu'à présent.

Au passage du groupe, les conversations s'arrêtent. Des regards scrutateurs et peut-être envieux, suivent les cinq marchands. Ceux-ci entrent dans le bar ....

Changement d'ambiance. Une douce lumière baigne l'endroit. Une odeur d'encens et d'herbes aromatiques flatte agréablement les narines. Des serveurs silencieux et empressés entourent le groupe et le débarrassent de ses capes dégoulinantes. Tables basses, service à thé. Alcôves d'où s'échappent des bruits feutrés où il fait bon se laisser tomber "après toute cette satanée flotte..."

Laissons les gens de "l'Armande" se reposer cinq minutes, et occupons-nous maintenant de problèmes d'ordre capillaire. Il a déjà été dit que les indigènes (les Fellicats, d'où le nom de la ville) avaient des cheveux superbes. Nos joueurs ont compris que la façon de se coiffer a une importance vitale ici. Il n'y a qu'à voir avec quelle curiosité l'on considérait leurs cheveux d'astronautes coupés relativement courts ou rassemblés en chignon pour des problèmes de casques de scaphandre.

Il faut savoir que les deux groupes sociaux les plus influents sur Felice sont les tisserandes et les bergères. Bien que l'un n'aille pas sans l'autre, ils sont distinctement séparés, que ce soit administrativement, géographiquement ou culturellement; la matérialisation de leur différenciation se fait par la coiffure.

Les bergères portent des tresses. Les couleurs des rubans sont elles-mêmes révélatrices du rang social de leur porteuse. Par exemple, une jeune éleveuse possédant cent vint sept amrans aura en tout dix tresses dont sept jaunes, deux vertes et une b/eue. il va de soi que cette vieille femme, parée de bijoux et tirant sur un nargilé, dont les magnifiques cheveux d'or blanc arborent au moins trois tresses rubannées de noir, est très riche. Ces femmes, principalement nomades, habitent des demeures à roues d'où elles suivent les déplacements de leurs troupeaux. On les rencontre cependant en ville lorsqu'elles négocient leur "laine" et procèdent à leur ravitaillement et à l'entretien de leurs véhicules (jaune : unités vert : dizaines bleu : centaines rouge : milliers noire : dizaines de mil.).

Les tisseranes sont des citadines. Les différences sociales répondent à des critères qui nous sont plus proches. On n'affiche pas son rang, on le laisse transparaître au travers de possessions superflues. Peignes incrustés d'or et de gemmes, vêtements synthétiques, véhicules aux chromes tapageurs, le tout évidemment acheté hors planète. Cependant, il existe toujours ce rapport quasi sensuel par rapport aux cheveux, et les pluies de Felice glissent sans succès sur les chignons graissés des tisserandes.

Certes, toutes n'ont pas les moyens d'avoir un troupeau ou un métier à tisser, sans parler d'une filature. Loin d'être déshonorants, les titres de "libre fileuse" ou de "libre gardienne" sont portés avec fierté. Le travail de ces dernières n'est pas sans rappeler celui des "cowboys" de l'Ouest Américain. C'est un groupe d'entre elles que nos marchands ont rencontré devant le bar, en train d'alaler d'énormes chopes de thé brûlant.

Et les hommes, me direz-vous ? Bien qu'éduqués normalement, ils n'existent socialement qu'en tant que "signe extérieur de richesse". Plus une femme possède de maris, plus elle est considérée. Ces messieurs s'occupent des tâches ménagères, élèvent les fillettes en bas âge et les garçons jusqu'à leur puberté, époque à laquelle on les marie. Ce sont de bons cuisiniers, et leur grande dextérité naturelle fait qu'ils sont très appréciés pour les travaux minutieux de tissage...

Le décor est posé. Le rôle des joueurs va cesser d'être passif. L'action peut être amenée par un événement brutal, peut-être violent (à utiliser avec discernement), une rencontre fortuite, ou par une franche présentation des faits.

Une tasse de thé brûlant à la main, l'équipe goûte l'instant. Quel calme !

Silhouette s'approchant. Trois tresses rouges battant sur une poitrine menue. Une jeune voix :

- " Je vous salue, étrangère ! Bien que mon rang m'interdise d'adresser la parole à une inférieure sans intermédiaire, j'aimerais avoir un entretien avec vous. "

Que répondront les personnages ? Tout dépend du monde concerné ! Dans certains endroits, de telles paroles doivent être suivies, sinon d'un duel, du moins d'une sévère bagarre, qui prouvera à l'interlocuteur que l'on est d'un rang égal au sien. Dans d'autres, les extraplanétaires feront carpette, et répondront que c'est un grand honneur qui leur échoit. Diplomatie est mère de commerce. Sur Felice, une simple mise au point verbale suffit. Armande se lève...

- " Vous vous trompez, Dame. Je suis la Comtesse du Plessis-Bellière. Ma noblesse est vieille de cinq cents ans. Mon ancêtre, Amparo Bellière fut anoblie après la bataille de Zivije, en 604. Mon trisaïeul le Chevalier Roger Hault Bellière fut élevé à la dignité de Comte et nommé Régent du sous-secteur du Plessis pour héroïsme extrême. Je suis moi-même au troisième rang pour l'accession à cette charge, qui échoit en ce moment à mon frère Aldo. "

II faut bien que le rang social serve à quelque chose. Belle tirade !

- " Dans ce cas, Dame, je suis en déshonneur vis-àvis de vous. Mon nom est "Ambre-Née des Froidures". Je possède trois mille soixante-dix-huit amrans. Je fais vivre trois libres-gardiennes, et j'étais même mariée jusque voici six mois. Le malheur m'a frappé à plusieurs reprises durant ces deux dernières années. Mon troupeau malade, j'ai dû divorcer afin de payer les soins, qui ont maintenu mes bêtes en vie mais sans plus. Je reçois ce soir des banquières qui doivent m'avancer les fonds que nécessite la coûteuse médecine des étoiles. Mais je n'ai personne pour faire le service, et mes amies n'ont pu m'aider. "

Réflexion unanime des joueurs : " Tiens ! On lui en veut à celle-là ! "

- " Et que puis-je pour vous ? "

La jeune femme désigne les astronautes.

- " Louez-moi un de vos maris pour la soirée ! "

- " Bien ! Joël, tu iras aider Dame "Ambre-Née des Froidures". Fais-moi honneur par la qualité de ton service. Non, Dame. Ce n'est pas de l'argent que je veux pour paiement. Nous règlerons ces détails demain, si vous le permettez. Je dois partir dès maintenant. "

Un point pour Armande dans les chamailleries amicales qui l'opposent à Joël Bouchain. D'un autre côté, c'est une façon élégante d'envoyer sur place la personne la plus adaptée à la tâche en évitant d'entendre quelque chose du style

- " Eh, vas-y, toi ! Tu as Steward-0, Streetwise-2 et Administration-1 ! "

Regard furieux de Joël, qui se met en marche deux pas derrière la bergère, tête baissée. Sa compétence de Steward lui permettra de faire un service convenable. Ses connaissances des diverses cultures (Streetwise) lui sera utile pour ne pas commettre d'impair majeur, et peut-être pour comprendre certains faits, certaines actions. Quant à ses fonctions d'administrateur, eh bien, il sera sûrement intéressant de connaître la teneur légale exacte de l'accord qui se conclura ce soir...

Néanmoins, Armande a commis une petite erreur. Elle a trop facilement accédé à la requête de la Dame, ne discutant pas les conditions, trop heureuse qu'elle était de déjà tenir son contact. Petit tir de dés...

Six et cinq. Très bon ! Ambre-Née des Froidures n'est pas méfiante, c'est le moins que l'on puisse dire.

Joël et la Dame montent dans un étrange véhicule. Caisse en métal rouillé ouverte aux intempéries, comme tous les véhicules des Bergères, pneus-ballon de deux mètres de diamètre, porte-accessoires mystérieux, moteur à combustion interne, évidemment. Le seul carburant disponible ici, à part l'hydrogène de l'eau, et le méthane élaboré dans ces digesteurs biologiques à partir d'herbes et de bouses d'amrans. Démarrage laborieux. Les vitesses grincent. La puanteur des gaz d'échappement (carburateur mal réglé), combinée aux bercements du véhicule, soulèvent le cœur. La "voiture" (appelons cela ainsi) roule dans la ville, buttant de temps en temps dans ce stupide caniveau central. Elle arrive aux faubourgs, qu'elle dépasse. Puis c'est le camp des Romanichels. Du moins, c'est l'effet que cela donne au début. Mais que les roulottes sont gigantesques ! De grandes maisons en forme de huttes africaines, construites sur des plateaux automoteurs soutenus par huit, dix voire douze roues aux pneus-ballon. Et ce monde ! Mécaniciennes aux superbes ponchos couverts de graisse, libres-gardiennes juchées sur d'étranges motos qui poussent devant elles de gros animaux à six pattes aux formes insecticides. Les seules choses qui tranchent sur leur pelage arc-en-ciel sont deux gros yeux au regard imbécile.

- " Que font ici ces animaux ? " - " On les emmène au contrôle médical. "

Abritée par un auvent, une classe mixte. Les petites filles sont sur les rangs de devant. Un homme enseigne. Sur le tableau polymorphe, un luxe ici, quelques mots saisis au passage : " Félice fut découverte en 821 par l'expédition Duchesne, des Scouts Impériaux ". La voiture continue de rouler. La taille des caravanes diminue. C'est finalement l'arrêt devant une demeure de taille moyenne, propre mais dont on sent que l'entretien a fait défaut, faute de moyens.

Si le Maître du Jeu en a la possibilité, il pourra jouer avec un aide la rencontre entre la jeune propriétaire et ses libres-gardiennes. Le ton de la discussion pourra être agressif (quand allons-nous être payées ?), maternel (vieille femme ayant visiblement élevé sa patronne et continuant de travailler pour elle), angoisse (un roulement menace de claquer, qu'est-ce qu'on fait, chef ?). Tout cela pour faire comprendre au joueur que la situation de sa " femme " est catastrophique et que la rencontre du soir est son dernier espoir. L'arrivée de Joël sera un événement ! (Alors, tu as réussi ? Nous ne serons pas obligées de nous déshonorer ? Bravo, Ambre ! Eh, il va falloir le coiffer.)

Il s'agit ici bien sûr de l'éternelle histoire de la petite héritière d'un troupeau à qui l'on essaye de faire vendre son bétail. Le thème est ici extrêmement adapté. En effet, Félice étant isolée, il va de soi que la seule source de revenus, l'exportation, est soumise à des contrôles de qualité très stricts. De plus, les mesures anti-épidémies doivent être draconniennes. Si le troupeau d'une jeune orpheline sans défense est atteint d'un mal inconnu, c'est sinon l'abattage, du moins l'éloignement vers des contrées isolées. Si le mal persiste, c'est la mort de l'entreprise par étouffement, la vente au plus offrant pour éponger les dettes et la Honte Suprême, la perte des tresses ...Et si une petite exploitation se met à prendre de l'importance, elle doit être écrasée.

- " Bon. Eh bien, maintenant tout le monde sort, sauf Philippe. Oh, faites du café ! ".

Philippe, Joël Bouchain, va se retrouver seul pour noter les indices qui vont lui être donnés. L'idéal pour Traveller, comme pour tous les jeux dits " ouverts " d'ailleurs, est de disposer de deux Maîtres du Jeu qui résoudront dans le même temps les situations de séparation. C'est évidemment rarement le cas.

Après un bref mais intense apprentissage des us et coutumes des soirées mondaines de Félice, Joël Bouchain va se faire coiffer, habiller, maquiller selon les usages locaux. Cela ne lui fera ni chaud, ni froid s'il devait avoir honte des tenues bizarres que son métier l'amène à porter, il se ferait milicien sur un quelconque monde xénophobe, et pas Marchand Galactique.

II pleut. La lumière diminue. Les cheminées des automoteurs se mettent à fumer. Suivant les antiques coutumes des habitants des steppes, tout le monde se rassemble autour des feux de tourbe où cuisent les repas du soir. Non que les fours à gaz soient inconnus, mais le précieux méthane est réservé aux véhicules. Ne panons pas des fours à micro-ondes, trop complexes à réparer, ni des fours électriques voraces en énergie. La nuit recouvre ce qui pour nous ne serait qu'un sinistre bidonville, et qui est rempli de lumières, de rires et de chansons.

Dans une des roulottes règne une activité fébrile. Les tapis ont été nettoyés, les brûle-parfums sont remplis à ras-bord, et toutes les lampes à gaz sont allumées. Tout devrait être prêt, et pourtant, on trouve toujours quelque chose qui cloche. Bref, on s'énerve. Le rôle du joueur (Philippe) peut être très variable, cela dépend du maître de jeu, et des circonstances. Ou bien, par pitié pour les copains qui piaffent dans la cuisine, on passe rapidement sur la préparation de la soirée, et on fait arriver tout de suite les Banquières, ou bien on en profite pour présenter plus à fond les personnages. Ambre-née des Froidures, fière, volontaire, intelligente, mais habitée par le doute. Osraanin-la-Terreuse, la cinquantaine, couturée de cicatrices, fidèle, à Ambre jusqu'à la mort, hostile à cet étranger, un homme venu de ces étoiles dont elle connaît l'existence, mais qu'elle n'a dû voir qu'une dizaine de fois lors des Eclaircies. Dhahanne-la-Sotte, dont nom n'est que triste vérité, mais qui se fait obéir des Amrans mieux que quelqu'un qui aurait F en intelligence. Rhantieg-deZiola, qui ne vit que par sa jeep, son Colt et son fouet, assaillie par plus d'événements qu'elle n'en a jamais vécus, incapable d'accepter le fait que le monde s'écroule autour d'elle. Elle est jolie...

Bruissement. Grande berline antigrav stoppant sous l'auvent. Chauffeur, valet de pied. Deux dames descendent. Une Tisserande, et une Bergère. Passons rapidement sur l'accueil et les mondanités. II suffira de voir comme Dame RouxTcha-Des-Mille-Fleurs, Bergère et Banquière en son état conduit lentement Ambre vers la toile visqueuse que Dame Ursié-Vièze a filée...

- Oui, je connais la puissance des Impériaux. Mais ils ne sont pas sorciers ! Votre troupeau est malade depuis plus de vingt mois, et je prends un gros risque en vous avançant le pris des soins. II faut qu'au conseil d'administration, je puisse garantir des gains en rapport avec les risques courus. Oh, mais votre serveur est divin

Plus tard.

- Soyez réaliste, Ambre. Nous ne sommes pas de celles qui disent que l'hygiène de vos bêtes laisse à désirer, mais vous comprendrez que l'on commence à jaser.

Un voyage

II est très difficile de se débarrasser de ce genre de réputation. Garçon, si vous changiez ma serviette ?

Plus tard encore, le coup de grâce :

- Et alors, vous êtes jeune ! Si vous saviez le nombre de Libres Gardiennes à qui nous accordons bien volontiers des " Prêts d'achat initial " ! Et il n'est même pas question de cela pour vous ! Que vous soyez propriétaire de vos bêtes ou gérante pour notre propre compte, quelle différence ? Si, il y en a une : avec nous, vous avez la sécurité. Tenez, Ursié a préparé le contrat : vous ne pouvez rêver de meilleure proposition. Mon ami, donnez-moi encore un peu de ce vin, presto !

Pensée de notre barman :

- Tu vas voir, vieille peau, toi, tes manières et tes combines pourries.

Philippe, le joueur :

- Bon, je m'arrange pour dire à la nénette de ne pas signer ?

- Comment t'y prends-tu ?

- Je ne sais pas, moi ! Je lui dis que j'ai besoin d'elle à la cuisine pour savoir si la chantilly est assez- cuite.

Il y a un moment où il faut savoir ne pas regarder les dés que l'on jette. Joël fait la seule chose que peut faire un Marchand dans pareil cas : il propose une alternative. Et Ambre est loin d'être une imbécile. La soirée se finira, la petite Bergère demandera à réfléchir, ce qui lui sera accordé bien volontiers " Mais bien sûr, ma chère, prenez tout votre temps ! "

Branle-bas de combat. Joël a raconté son histoire à l'équipe reconstituée, et commence un des moments les plus délectables pour tout maître de jeu : les discussions entre joueurs. Lorsque l'on a affaire à une bonne équipe comme c'est ici le cas, l'arbitre n'a plus qu'à s'asseoir et à écouter les diverses hypothèses émises. C'est en général très enrichissant. De plus, si comme maintenant la partie est improvisée, ce sont les joueurs qui détermineront la suite des événements, par leurs hypothèses, leurs idées sur les tenants et aboutissants de l'histoire. Bien sûr, l'arbitre a prévu une trame générale, et la société de Félice a été préparée. Mais le reste est dirigé par la conduite des personnages. Et c'est ainsi que

Gairsen. - Mais on en a rien à faire de cette fille ! C'est des tissus qu'il nous faut, pas de la laine. Et puis, si ces bestioles sont malades, quel intérêt ?

Joël Bouchain. - Moi, ces espèces de banquières m'ont gonflé. Je ne serai pas contre si on leur fait une vacherie.

Le capitaine Caddyn. - Allons, Joël ! Je conçois que l'attitude de ces Dames a été rien moins que répugnante. Mais Gairsen a raison : ce sont des produits manufacturés qu'il nous faut. De la laine, d'animaux malades qui plus est, ne peut nous être d'aucune utilité, Lorsque nous aurons vendu ces trois limousines antigrav, nous aurons 10 tonnes sous 60 m3 disponibles, et nous avons intérêt à les rentabiliser.

Sir Yéohagim, Chevalier et ingénieur-mécanicien. Et puis, nous ne connaissons personne ici. De plus, les étrangers sont considérés comme des bêtes curieuses, ce qui nous laisse bien peu de possibilités

Joël Bouchain. - De toutes façons, cette maladie du troupeau me paraît tomber un peu trop bien pour ces greluches. II y aurait un coup fourré là-dessous que cela ne m'étonnerait pas. J'aimerais en jeter un coup d'œil sur les bestioles de la petite, moi

Grand silence. Puis d'un seul coup, tout l'équipage se tourne vers une personne restée silencieuse jusqu'à présent, mais dont le rôle va devenir essentiel

- Diana ! Viens un peu par ici

Traveller offre bien des " carrières " aux Personnages Joueurs. On peut bien se demander parfois ce qu'un noble peut avoir de commun avec une scoute désargentée, ou bien ce qu'un colonel de l'armée de terre originaire de Collace/DISTRICT 268 a à raconter à un " Rogue " (truand). Sans compter ce pauvre de Barbare, qui, s'il a un quelconque intérêt en tant que Personnage Non-Joueur, n'a autrement rien à faire hors de ses steppes.

Néanmoins, si un joueur a envie de faire un personnage particulier, savant, bureaucrate (çà existe), que ce soit par esprit d'originalité, ou par refus des carrières dites " militaires ", le maître du jeu n'a aucune raison de refuser. Si ce personnage n'est pas trop délirant, et s'il est bien joué la partie gagnera en intérêt, et des situations particulières seront posées. Véronique a donc voulu être une scientifique, spécialisée en histoire de l'art, nommée Diana Geltzeller...

Diana Geltzeller : 30 ans, trois périodes, Informatique 1, Médecine 3 (ah ?), Survie 1, Administration 1, Pistolet-mitrailleur 1 (ouille !).

Que peut-elle faire sur un cargo indépendant ? Comment l'arbitre va-t-il introduire un savant chez de fiers marchands sans recourir à un mariage forcé ?

Déjà diplômée de l'Institut des Hautes Etudes de Glisten/GLISTEN, Diana a besoin pour son doctorat de rendre une " thèse ", composée de trois " mémoires ", où elles comparera l'évolution artistique de trois civilisations peu connues. Comme tout étudiant désargenté, elle s'est adressée à des compagnies privées pour les frais de voyage et de séjour. La chance lui a souri : La Compagnie Générale Artistique, qui avait besoin d'un acheteur d'objets inédits l'a engagée en temps que " passagère à titre permanent " sur un cargo partant en exploration commerciale. Bonne affaire pour le capitaine " Et une cabine de. louée, une ! ", bonne affaire pour Diana (tourisme pendant les escales, et durant les sauts, on rédige !). De plus, elle a une compétence toujours appréciée (ah bon ? Vous êtes médecin ?).

- Dis, Diana, tu sais toujours comment faire un diagnostic ?

- Ben ! a) je ne suis pas une vétérinaire ; b) depuis que je suis avec vous, je ne soigne que les gueules de bois, et j'ai peur d'avoir oublié le reste.

- Très drôle ! En avant !

Diana passe donc trois heures à recueillir moults échantillons sur les Amrans de Dame Ambre, dans la nourriture et dans l'infect marécage nommé pudiquement " Pâturage d'éloignement ! ".

- Je prends des bouses, aussi.

- Elles sont toutes vertes, sentent mauvais, et ça bouge dedans !

- Beuark ! Tant pis, je le fais.

- Quatre dés contre l'endurance.

Retour au cargo, en radeau antigrav, à petite vitesse. Ambre, dont c'est le premier vol, ne semble guère impressionnée. II faut dire que le seul paysage n'est que collines fantomatiques qui apparaissent et disparaissent aussi vite, englouties par les brumes de chaleur (il faut bien que toutes ces pluies viennent de quelque part !). La température avoisine 45 degrés Celsius.

L'analyse des divers échantillons pendra deux jours. Pendant ce temps, les marchands vendront leurs berlines antigrav, et demanderont à Ambre ce qu'elle compte faire si coup fourré il y a.

- Ce n'est pas compliqué ! Si votre analyse révèle quelques chose que l'on ne sache, un acte criminel, par exemple, je clame plainte, et assistance devra m'être donnée par la confrérie des Bergères. Elle ne pourra pas me le refuser. Ce serait un précédent que mêmes les plus riches et les plus ambitieuses n'ont aucun désir de créer ; cela remettrait en cause toutes nos règles de vie. Mais vous, que désirez-vous pour vous-mêmes ?

Armande. - Dans un sens, nous ne sommes pas meilleurs que vos amis les Banquières. Votre laine ne nous intéresse pas, mais par contre Félice exporte des tissus fort intéressants pour nous. Les frais d'utilisation de notre poly-analyseur, la rémunération de notre personnel (gonflée, la Comtesse ! l sont élevés. Mais ils peuvent se régler en services, si vous voyez ce que je veux dire.

- Je le vois ! Je pourrai passer un accord avec la Tisserande avec qui je traitais habituellement. Elle ne demandera pas mieux. Elle manque de fournisseurs, et ma banqueroute lui fermerait des perspectives à long terme.

Evidemment, les analyses furent positives !

Diana. - Une saloperie d'alcaloïde dans les grains importés. pas très malin d'ailleurs.: cette substance ne peut en aucun cas exister à l'état naturel. Les gars qui ont fait de coup sont des amateurs en matière de poisons.

Une semaine plus tard, tout est réglé ! Le rapport de Diana (Médecin Impérial et femme de surcroît) fait l'effet d'une bombe. Ambre peut s'appuyer dessus pour clamer plainte, ce qui entraîne suspension de toutes les procédures engagées contre elle pour dettes, le déblocage d'une première tranche de crédits pour ses frais de justice et un coup de radiotéléphone :

Dame RouxTcha-des-Mille-Fleurs, Banquière. - Ma chère, j'ai appris ! C'est horrible ! Comment a-t-on pu vous faire une chose pareille ? Vous pouvez compter sur toute mon assistance, bien entendu !

Glairsen. - Elle est dans le coup !

Ambre. - Bien sûr, mais qu'y faire ? Je suis sûre que l'on ne pourra rien prouver. Est-il vrai que dans l'Impérium, les hommes sont l'égal des femmes et jouissent des mêmes privilèges ?

L'emplacement laissé libre par les véhicules est rempli de merveilleux tissus chatoyants. Vibration des moteurs de manœuvre. Anti-G. Deux cents tonnes de métal s'arrachent du sol. Le cargo se dirige lentement vers le marécage où il avitaillera. Puis ce sera l'adieu à Félice. Direction Illinyane.

- Qu'ont-ils à vendre, là-bas ?

- Je ne sais pas, mais en tout vas, ils achètent des métaux lourds !

- Tiens donc !

Les marchands sont des princes...

 

Fin.